Joseph-Diez GERGONNE, ses Annales de Mathématiques,
et le premier article d’Evariste GALOIS
Jean-Michel FAIDIT
Société
Astronomique de France
Il y a deux
siècles, Gergonne lançait ses Annales de Mathématiques, éditées à Nîmes durant
une vingtaine d’années jusqu’en 1832, relayées en 1836 par le Journal de
Liouville. C’est dans ce premier journal de mathématiques, contenant nombre
d’articles d’astronomie théorique, qu’est publié le premier article d’Evariste
Galois, mathématicien prodige dont on célèbre actuellement le bicentenaire, tué
à vingt ans dans un obscur duel. Etonnant parallèle, sa courte vie (1811-1832)
correspond à la période d’édition des Annales de Gergonne.
Joseph Diez Gergonne est né à
Nancy le 19 juin 1771. Il fait ses études dans cette ville, et manifeste très
jeune une inclinaison pour les Mathématiques. Enrôlé volontaire pour défendre
la République, il participe à la bataille de Valmy en 1792, puis à la campagne
d’Espagne en 1794. Entre temps, il se classe premier à un oral de mathématiques
de l’Ecole d’artillerie de Châlons. Avec l’armée des Pyrénées, il participe aux
sièges de Port-Vendres et de Collioure. La guerre avec l’Espagne ayant cessé,
en 1796, son corps d’Artillerie est rappelé à Nîmes. C’est l’époque où l’on
organise les Ecoles centrales décrétées dans les derniers jours de la
Convention, prévoyant une école pour 300.000 habitants. Nîmes et le Gard étant
concernés, Gergonne obtient par concours la Chaire de Géométrie transcendante
en Mathématiques, poste qu’il conserve après leur transformation en Lycées en
1802.
Féru d’astronomie, notamment
auteur d’une étude théorique et observationnelle de la comète de 1807, il
devient titulaire de la Chaire d’astronomie de la Faculté des Sciences de
Montpellier en 1816. Peu après la Révolution de 1830, il est nommé Recteur de
l’Académie de Montpellier, et la surcharge d’activité occasionnée (quelques
44.000 lettres et correspondances administratives en une quinzaine d’années) le
conduit à la fin 1831 à cesser la publication des Annales. A la retraite en
1844, il achève sa vie le 4 mai
1859, à 88 ans.
Les premières
publications scientifiques
Les publications généralistes se
développent avec le dernier tiers du XVIIe siècle. Le Journal des Savans et les Philosophical Transactions à Londres paraissent concomitamment en 1665,
complétés par des publications académiques comme les Histoires et
Mémoires de l’Académie des Sciences. Pour
la plupart des disciplines, les premières publications spécialisées démarrent
quasiment avec un siècle d’écart, dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Pour
l’Astronomie, les Recueils pour les astronomes de Bernoulli sont édités depuis Bâle entre 1771 et
1779. Les Monatliche Correspondenz
du Baron de Zach sont lancées depuis Jena en 1798. Il y a aussi les recueils annuels
d’éphémérides, qui comportent un cahier d’observations publiées en Additions, comme pour la Connaissance des Tems en
France, à l’initiative de Lalande, ou les Berliner
Astronomisches Jahrbuch (abbrev. B.A.J.)
fondées en 1776 en Allemagne. Pour les sciences physiques et naturelles, le Journal
de physique, de chimie, d’histoire naturelle et des arts est lui aussi édité à partir des années 1770, connu
sous le nom de Journal de La Métherie quand celui-ci assure son édition à
partir de 1785. Il est accompagné sous la Révolution par le Journal
des sciences utiles, par une société de gens de lettres, avec douze livraisons en quatre volumes rédigé par
l’abbé Bertholon en 1791, déjà auteur de La Nature considérée sous
ses différents aspects, ou Journal d’histoire naturelle entre 1787 et 1789.
Les premières
Annales de Mathématiques
Ainsi, les Mathématiques n’ont
toujours pas de journal périodique au commencement du XIXe siècle. C’est durant
son séjour à Nîmes que Gergonne décide en 1810, avec la collaboration de Thomas
Lavernède (qui l’assiste les deux premières années), de fonder les premières Annales
de Mathématiques pures et appliquées,
désignées depuis Annales de Gergonne, livrées mensuellement et réunies par
années universitaires. Elles constituent le premier grand journal de l’histoire
des mathématiques (tant de recherches qu’à visée didactique). Leur premier
volume (1810-1811) est achevé en 1811, formant jusqu’en 1832 une collection de
21 volumes (le 22e étant inachevé), réunissant 948 articles, lettres
ou mémoires, et près de 9000 pages émanant de près de 140 auteurs de tous
niveaux (du simple élève de Collège aux membres de l’Institut). Le dernier
volume renferme deux tomes au sens où l’entendait Gergonne, avec des années de
parution allant de juillet à juin : bien qu’inachevé (il ne comporte que quatre
articles et une note de Gergonne expliquant l’interruption de la publication),
ce tome 22 (1831-1832) y apparaît séparément.
En filigrane dans le Prospectus qui sert d’éditorial au premier numéro, on perçoit
dans les intentions et les publics visés qu’une frustration est à l’origine de
ce lancement depuis la lointaine province de Nîmes. L’isolement dans lequel il
se sent, comme celui de nombre de mathématiciens en province, ou de militaires
isolés et enseignant parfois les mathématiques ou des techniques y faisant
appel et qui souhaitent eux aussi enrichir leur science de leurs propres
avancées (résolution de problèmes, démonstrations de théorèmes, …).
Au fil des numéros, on rencontre
les scientifiques les plus illustres de l’époque, le succès des Annales
attirant les élites françaises et européennes : Ampére, Poisson, Cauchy,
Abel, Chasles, Liouville, Crelle, Brianchon, Poncelet, Lamé, Dupin, Steiner,
Plücker, Gergonne … et Evariste Galois, qui y signe en 1829 son premier
article, alors qu’il n’a que 17 ans et est en classe préparatoire. Abordés sous
l’angle théorique ou pédagogique, les sujets d’astronomie reviennent
régulièrement au sommaire des Annales, aux côtés de ceux d’Algèbre, d’Analyse,
d’Arithmétique, de Mécanique, d’Optique, de Physique théorique, de Gnomonique
et de « Philosophie mathématique », domaine cher au rédacteur.
Scrupuleux jusqu’aux détails pour
la qualité des illustrations, notamment des figures sur des planches à part,
Gergonne s’initie à la gravure. Ses quelques 200 articles reflètent la
diversité de ses contributions en mathématiques, comme son principe de dualité
en Géométrie, (objet d’une célèbre polémique avec Poncelet) ou encore le
théorème de Gergonne, le point et le triangle de Gergonne (Cf encadré), ainsi
qu’une originale Arithmétique politique où il établit que des élections à
partir d’Assemblées représentatives peut aboutir au contraire de la majorité
citoyenne générale. Nombre d’articles non signés lui reviennent. Son entreprise
est bientôt imitée, d’abord par Crelle qui lance en 1826 à Berlin son Journal
de Mathématiques pures et appliquées, puis
par Liouville à Paris en 1834, avec son journal au même titre qu’il ouvre en
souhaitant prendre le relais des Annales de Gergonne, arrêtées trois ans plus
tôt.
Evariste Galois et
sa première publication dans les Annales
Figure majeure de l’histoire des
mathématiques, Galois est l’auteur d’une « théorie de l’ambiguïté » où se
profilent les idées de groupe et d’invariant qui allaient unifier l’algèbre et
la géométrie, et jouer un rôle fondamental dans toutes les mathématiques, en
physique classique et quantique, et jusqu’en chimie. Sa disparition précoce à
l’âge de 20 ans lors d’un duel obscur contribue au mythe. Né le 25 octobre 1811
à Bourg-la-Reine, il fait ses études à Louis-le-Grand. En 1828, lauréat du
Concours général de Mathématiques, il est exceptionnellement admis en
Mathématiques Spéciales avant d’avoir obtenu son bac afin de pouvoir présenter
le concours de Polytechnique
« hors ligne ». En mars 1829, les Annales de mathématiques de
Gergonne publient son premier article portant sur le développement en fractions
continues des racines d’un polynôme (Démonstration d’un théorème sur les
fractions continues, tome 19 (1828-1829), p. 284-301). Ce premier travail
s’inscrit dans une problématique plus générale : la recherche des solutions
d’une équation polynomiale. Il échoue peu après une seconde fois à
Polytechnique, quinze jours après le suicide de son père, mais est admis à
l’Ecole préparatoire. En 1830, après les trois glorieuses, il s’inscrit à la
Société des Amis du Peuple de Raspail. Son exclusion de l’Ecole déclenche une
polémique. En mai 1831, il porte un toast à Louis-Philippe avec un couteau à la
main, ce qui lui vaut un mois de prison. Il est arrêté à nouveau le 14 juillet
suivant, lors de la commémoration républicaine et non autorisée de la Fête de
la Fédération, qui n’était pas encore fête nationale, cette fois pour port
d’armes illégal et usurpation de l’uniforme de l’artillerie. Condamné le 23
octobre à six mois de prison, le duel fatal survient lors d’un aménagement de
se peine pour raison de santé, le 31 mai 1832, lié apparemment à une querelle
amoureuse, l’hypothèse d’une provocation de la police secrète pour éliminer cet
antimonarchiste n’étant pas écartée.
Hormis la publication de deux
articles dans le Bulletin de Férussac en
juin 1830, son grand Mémoire sur les conditions de résolubilité des équations
par radicaux connaît une destinée mouvementée. D’abord adressé en 1829 à
Cauchy, il est révisé et soumis à Fourier en février 1830 pour le Grand Prix de
Mathématique de l’Académie des Sciences. Réécrit à la demande de Poisson qui le
refuse en juillet, il est égaré après la mort de Fourier, puis retrouvé en 1843
par Liouville dans les archives de Galois, qui le présente enfin à l’Académie
et le publie en 1846 dans son Journal de mathématiques, lui ouvrant un rayonnement international. Afin de
rendre hommage à sa démarche généralisante, fondatrice des mathématiques
modernes, Alexander Grothendieck, Lauréat
de la médaille Fields en 1966, refondateur de la géométrie algébrique, écrit en
1981 La longue marche à travers la théorie de Galois, manuscrit de 1600 pages où il développe les pistes
de recherches actuelles et futures.
À l’occasion de ce bicentenaire,
l’Institut Henri Poincaré et la Société Mathématique de France organisent une
après-midi grand public, un colloque d’une semaine fin octobre, ainsi que, en
partenariat avec la Fondation Sciences Mathématiques de Paris, une exposition à
la bibliothèque de l’Institut Henri Poincaré de mi-octobre à fin novembre.
Encadré : Théorème
de Gergonne
Le théorème de Gergonne est un
théorème de géométrie affine.
Dans un plan affine, soient ABC
un triangle non aplati, et A’ , B’ , C’ trois points appartenant respectivement
aux droites (BC), (CA) et (AB). Si les droites (AA’ ), (BB’ ) et (CC’ ) sont
concourantes en un point M, alors les mesures algébriques vérifient :
A’M/A’A + B’M/B’B +
C’M/C’C = 1.
On peut formuler ce théorème avec
les coordonnées barycentriques du point M :
Soient A, B et C trois points du
plan, tous distincts et non alignés.
Pour tout point M du plan, il
existe un triplet unique (α, β, γ) de nombres réels tels que :
• α + β + γ = 1;
• M est le barycentre des points
pondérés (A, α) ; (B, β) et (C, γ).
(α, β, γ) sont les coordonnées
barycentriques de M relativement à A, B et C.
On remarque que l’on perd
l’unicité du triplet de réels (α, β, γ), en remplaçant la première condition
par α + β + γ ≠ 0.
On remarque aussi que dans le cas
particulier où α = β = γ = 1/3, le point M correspond au point G, centre de
gravité du triangle, et que les droites A’A, B’B, C’C, sont les médianes, dont
G est l’intersection, les points A’, B’ et C’ étant alors les milieux
respectifs des côtés (BC), (CA) et (AB).
Point et Triangle de
Gergonne :
Notons respectivement TA,
TB et TC les points de contact du cercle inscrit avec les
côtés [BC], [AC] et [AB]. Alors les droites (A TA), (BTB) et (CTC)
sont concourantes : en effet, le produit des rapports
(TC A/ TC
B) x (TA B /TA C ) x (TB C/ TB A) =
1
grâce aux égalités : TC
A = TB A, TB C = TA C, TA B = TC
B.
D’après le théorème de Ceva, ces
trois céviennes sont concourantes en un point qui s’appelle le point de
Gergonne du triangle et le triangle TA
TB TC s’appelle le triangle de Gergonne du triangle ABC.
Point de Gergonne d’un triangle.
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